Chapitre 10 : L'art et la science

Publié le par Dicarno

L'ART ET LA SCIENCE.

La propagande joue un rôle important dans l'éducation artistique du grand public américain. Une galerie qui veut lancer un artiste doit amener l'opinion à apprécier son œuvre, et engager pour cela un effort de propagande délibéré.

L'art comme la politique est entre les mains d'une minorité qui, pour diriger, doit rencontrer le public sur son propre terrain et étudier l'anatomie de l'opinion pour l'utiliser à bon escient.

En ce qui concerne les arts graphiques et les arts appliqués, la propagande offre aux artistes des opportunités plus vastes qu'autrefois. Pourquoi ? Parce qu'une production de masse exclusivement fondée sur les prix irait droit dans le mur. Les industriels n'ont donc pas d'autre solution que de créer dans de nombreux secteurs des conditions concurrentielles fondées sur des valeurs esthétiques. Des entreprises de tous ordres capitalisent sur ces valeurs ; elles capitalisent sur le sens du beau pour s'ouvrir des marchés et augmenter leurs bénéfices. Ce qui revient à dire que l'artiste a maintenant l'occasion de collaborer avec l'industrie et de cultiver ce faisant le goût du public, d'injecter de la beauté en place de la laideur dans des articles d'usage courant, et d'y gagner par-dessus le marché de la reconnaissance et de l'argent.

Aidée de la propagande à qui elle confie le soin de préciser les critères du beau, l'entreprise, de son côté, contribue indéniablement à hausser le niveau culturel du pays. Dans la tâche qui lui est ici assignée, la propagande va naturellement s'appuyer sur des personnalités dont les goûts et les avis font autorité.

Pour éveiller l'intérêt du public, elle travaillera principalement sur l'orchestration d'événements singuliers et la mise en rapport des valeurs esthétiques. Un nouveau motif d'inspiration peut avoir, pour l'artiste, un caractère très technique, en liaison avec un type de beauté abstraite, et si l'on veut que le public y soit sensible il faut l'inciter à l'associer à des valeurs qu'il reconnaît et apprécie.

Je prendrai pour exemple le cas de l'industrie de la soierie américaine, qui conquiert des marchés en allant chercher ses sources d'inspiration à Paris. Le cachet d'autorité qu'elle en retire lui permet de consolider sa position aux États-Unis.

L'entrefilet ci-dessous, paru dans le New York Times du 16 février 1925, relate un épisode particulièrement instructif :

Copyright, 1925, The New York Times Company.

Dépêche câblée au New York Times .

Paris, 15 fév. – Pour la première fois de l'histoire, des tissus d'art américains vont être exposés dans la section des Arts décoratifs du musée du Louvre.

Cette exposition qui ouvrira le 26 mai prochain sous le haut parrainage de M. Paul Léon, ministre des Beaux-Arts, présentera notamment des soieries de la maison Cheney Brothers (Manchester Sud et New York), avec des motifs conçus à partir des créations d'Edgar Brandt, le célèbre ferronnier d'art français, le moderne Bellini qui crée des œuvres magnifiques en fer forgé.

M. Brandt a dessiné et réalisé les monumentales portes en fer du mémorial de Verdun. Il a accepté de prêter son concours et de participer nommément à cette exposition qui présentera à la France les accomplissements de l'art industriel américain.

Trente motifs inspirés de l'œuvre d'Edgar Brandt sont déclinés dans des centaines de coloris sur deux mille sept cents mètres de soieries, de guirlandes et de coupons de velours. […]

Ces « ferronnières imprimées » sont les premières créations textiles à illustrer l'influence de ce maître moderne qu'est M. Brandt. Les soies, d'une composition remarquable, s'ornent des motifs caractéristiques de la manière de Brandt, reproduits dans l'entrelacs des grands dessins dus aux artistes de la maison Cheney, qui ont su relever la gageure insensée consistant à passer du fer à la soie. La beauté des couleurs chaudes rehausse encore la force et l'éclat des compositions originales.

La solennité donnée à l'événement incita des grands magasins de New York, de Chicago et d'autres villes américaines à se proposer pour accueillir l'exposition. Ils entreprirent, autrement dit, de façonner le goût du public conformément à l'idée approuvée par Paris. Les soieries de la maison Cheney Brothers (produits commerciaux fabriqués en quantité) conquirent ainsi l'estime générale, par association avec l'œuvre d'un artiste reconnu et d'un prestigieux musée.

Ces remarques valent pour la quasi-totalité des articles commerciaux se prêtant à une conception soignée. Meubles, vêtements, lampes ou affiches, étiquettes de marque, jaquettes destinées à protéger les livres ou couvertures de livres de poche, baignoires… très rares sont en réalité les objets manufacturés auxquels ne s'appliquent pas les lois du bon goût.

Aux États-Unis, des secteurs de production entiers sont travaillés par la propagande afin de mieux répondre à des besoins à la fois économiques et esthétiques. L'obligation économique de satisfaire la demande de plus de beauté introduit des transformations jusque dans les ateliers de fabrication. Récemment, un fabricant de pianos a confié à des artistes le soin de concevoir des pianos modernistes. Ce n'est pas le surgissement d'une demande importante qui l'a poussé à agir de la sorte, et d'ailleurs il ne comptait probablement pas vendre beaucoup de ses pianos modernistes. Il savait seulement qu'il faut proposer plus qu'un piano pour attirer l'attention sur cet instrument. On ne parle pas des caractéristiques des pianos autour d'un thé mondain ; en revanche, un piano moderniste aux lignes inouïes est un excellent sujet de conversation.

Il y a trois ans, j'ai fait partie de la commission appointée par le ministre Hoovernote pour la grande exposition des arts décoratifs à Paris. J'ai aidé, dans mes fonctions de commissaire adjoint, à constituer le groupe d'éminents hommes d'affaires qui, à cette occasion, devaient se rendre en France pour représenter le secteur de l'art industriel. La propagande pensée en fonction de la mission et des objectifs de cette délégation a sans nul doute considérablement modifié l'attitude des Américains à l'égard des applications industrielles de l'art : aujourd'hui le mouvement artistique moderne a pénétré tous les domaines de l'industrie.

Les grands magasins ne sont pas en reste. R.H. Macy & Company a monté une exposition « Art et Commerce » avec l'appui du Metropolitan Museum, qui intervenait au titre de conseiller ; Lord & Taylor en a parrainé une autre, « Arts modernes », qui présentait les réalisations d'exposants étrangers. Ces enseignes étroitement associées à la vie de la population ont rempli de la sorte une fonction de propagande en permettant à un grand nombre de gens de découvrir ce que l'art appliqué à l'industrie a de meilleur à offrir. Quant au Metropolitan Museum, averti de la nécessité de multiplier les contacts avec le public, il n'a pas hésité à passer par un grand magasin pour développer la sensibilité artistique de l'opinion.

De toutes les institutions artistiques, ce sont les musées qui pâtissent le plus des carences de leur propagande. La plupart des musées ont aujourd'hui la réputation de n'être que des morgues ou des sanctuaires, alors qu'ils devraient au contraire se vouloir les guides et les éducateurs de la vie esthétique de la communauté. Ils n'ont malheureusement pas de lien vital avec cette dernière.

Les trésors des musées ont besoin d'interprètes pour toucher le grand public, et le propagandiste est tout désigné pour mener à bien cette tâche. Une ménagère du Bronx ne tombera vraisemblablement pas en arrêt devant un vase grec antique conservé au Metropolitan Museum. Un artiste travaillant pour un fabricant de vaisselle peut néanmoins adapter le dessin de ce vase à une série d'objets en porcelaine qui, vendus pour un prix modique car produits en quantité, trouveront peut-être leur place dans les appartements du Bronx ; là, sans même que la ménagère s'en rende compte, la perfection de leurs lignes et de leurs couleurs développera chez elle le sens de la beauté.

Quelques-uns de nos musées se sentent investis de cette responsabilité. Le Metropolitan Museum de New York tire une fierté justifiée du million deux cent cinquante mille visiteurs qu'il a attirés en 1926 ; des efforts déployés pour assurer la présentation spectaculaire de civilisations dont ses départements conservent les témoignages visuels ; de ses causeries et de ses débats avec des historiens ; du prêt de ses collections de gravures, de photographies, de plaques de lanterne magique ; des services qu'il propose aux firmes commerciales dans le domaine des arts appliqués ; des conférenciers extérieurs qu'il invite à parler dans son auditorium, comme des conférences que ses conservateurs prononcent à l'extérieur ; des concerts de chambre gratuits organisés en ses murs sous la direction de David Mannes. Toutes ces initiatives tendent à faire du musée le foyer par excellence de la beauté, mais elles ne résolvent hélas qu'une partie du problème.

La difficulté, en effet, n'est pas tant d'attirer les gens dans les musées que de décider ces institutions à aller vers les gens, avec les joyaux rassemblés dans leurs collections.

La réussite des musées ne devrait pas se mesurer uniquement au nombre de leurs visiteurs. Loin de se limiter à l'accueil du public, leur mission est de se porter, avec tout ce qu'ils représentent, au-devant de la collectivité qu'ils ont vocation de servir.

On pourrait imaginer qu'un musée défende des critères ou des normes esthétiques qui, aidés par une propagande intelligente, se répandraient par contagion dans la vie quotidienne de tous les habitants de la ville. Pourquoi n'instituerait-il pas un haut conseil des arts, chargé de préciser les règles du beau dans la décoration intérieure, en architecture et dans la production commerciale ? Ou, plus simplement, un bureau des arts appliqués ? Au lieu de s'en tenir à conserver les trésors qu'il recèle, pourquoi n'entreprendrait-il pas d'en ranimer la signification dans des termes compréhensibles par le grand public ?

Le passage qui suit est extrait du rapport d'activités annuel récemment communiqué par un musée d'art d'une grande ville américaine : « Une des caractéristiques principales d'un musée tel que le nôtre reste le conservatisme, puisque après tout son premier devoir est de préserver soigneusement les grandes réalisations humaines, artistiques et scientifiques. »

Est-ce vraiment exact ? N'est-il pas tout aussi important que le musée se fasse l'interprète des modèles de beauté en sa possession ?

Ce rôle actif qui en vérité incombe au musée lui impose de réfléchir à la manière dont il doit formuler son message pour le rendre intelligible au plus grand nombre. Il s'agit pour lui d'exercer au grand jour son autorité en matière d'esthétique.

Ce qui vaut pour l'art vaut également pour la science, pure ou appliquée. La première fut longtemps protégée et couvée par des sociétés savantes et des associations scientifiques. Aujourd'hui, l'industrie aussi la soutient et l'encourage. Bien des laboratoires de recherche théorique abstraite sont désormais rattachés à une grande entreprise, qui n'hésite pas à consacrer des centaines de milliers de dollars à ces hautes études scientifiques, dans l'espoir qu'elles débouchent un jour sur une invention ou une découverte en or.

Lorsque cela arrive, l'entreprise gagne gros, bien sûr. Aussitôt, cependant, assumant ses responsabilités, elle met la nouvelle invention au service du public et s'en fait l'interprète auprès de lui.

Les intérêts industriels peuvent de la sorte fournir aux écoles, aux universités, aux étudiants qui préparent leur doctorat la vérité exacte sur les progrès scientifiques de notre époque. Et non seulement ils le peuvent, mais ils le doivent. Cet instrument de la concurrence commerciale qu'est la propagande a dégagé des opportunités pour l'inventeur et stimulé le travail de recherche du scientifique. Les succès impressionnants engrangés au cours des cinq ou dix dernières années par quelques-unes de nos plus grosses entreprises ont donné un formidable élan aux domaines scientifiques qu'ils concernaient. L'American Telephone and Telegraph Company, la Western Electric Company, la General Electric Company, la Westinghouse Electric Company et bien d'autres ont pleinement saisi l'importance de la recherche scientifique. Elles ont également compris que leurs idées ne porteraient tous leurs fruits que si elles étaient intelligibles au grand public. La télévision, les émissions de radio, les haut-parleurs sont des auxiliaires efficaces de la propagande.

La propagande facilite la commercialisation des nouvelles inventions. Elle prépare l'opinion à accueillir les nouvelles idées et inventions scientifiques en s'en faisant inlassablement l'interprète. Elle habitue le grand public au changement et au progrès.

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