La fièvre acheteuse (chap. 2 - 1èere partie)

Publié le par Dicarno

Chapitre 2 : L’hémorragie
(De septembre 2000 à septembre 2001)
 
 
 
Profitant sans doute de la chance du débutant, je n’avais pas vraiment été affecté par le krach des valeurs de la nouvelle économie de mars 2000. Cependant, si j’étais parvenu à éviter cet écueil, ce n’est pas pour autant que j’avais compris l’enchainement des évènements qui se profilait. Comment en aurait-il pu être autrement puisque je ne m’y étais pas préparé ? J’étais un peu à l’image du Coyote, le personnage de dessin animé qui est toujours en train de courir derrière Bip-Bip. Je ne concevais même pas qu’il puisse y avoir un problème à l’issue de la ligne droite. Je ne voyais pas le précipice vers lequel je me dirigeais inexorablement. Je courrais, de préférence la tête baissée pour avoir l’air d’un coureur, sans vraiment réfléchir. Plus on va vite et plus le champ de vision se rétrécit. Il s’agit d’un phénomène physique. Dans cette course effrénée vers la fortune, je fonçais à vive allure et avant de me rendre compte que j’avais basculé dans le vide, j’ai continué à tourner les jambes. En fait, lorsque le sol s’est dérobé sous mes pieds j’ai fait comme si de rien n’étais. Pendant un certain temps, j’ai nié l’évidence, j’ai refusé d’admettre que je m’étais trompé, que je m’étais fourvoyé. Malgré le « soft landing », le fameux atterrissage en douceur promis par l’industrie financière relayé par les médias, je n’avais pas prévu de parachute. J’étais lamentablement tombé dans le « bull trap ». Le crash était imminent. Il y eut bien quelques branches dépassant le long de la falaise sur lesquelles j’aurais pu essayer de m’accrocher, mais enfermé dans mes idées fixes de hausses éternelles, je fus incapable de les attraper au vol. J’avais choisi de ne pas perdre la face et, finalement, de me suicider financièrement.
 
Comme je l’ai indiqué précédemment, j’étais obnubilée, obsédé par l’idée fallacieuse de faire rapidement fortune sans effort. Même si, comme la très grande majorité du troupeau de moutons prêt à se faire tondre, je ne connaissais pratiquement rien à la finance, j’avais décidé de suivre le mouvement. Les marchés financiers ont toujours été réputés être le lieu où l’on pouvait le plus certainement et le plus rapidement gagner de l’argent. Evidemment, il s’agit également du lieu ou l’on pouvait aussi le plus certainement et le plus rapidement perdre de l’argent, mais lorsque j’y suis allé, je n’imaginais pas une seconde ce deuxième cas de figure. Toute mon énergie, toutes mes pensées étaient mobilisées pour atteindre ce but. J’étais devenu totalement dépendant de cette lubie. J’y pensais toute la journée et j’en rêvais la nuit. Cela dura quelques semaines. Petit à petit, par un processus que je ne saurais expliquer, il émergea dans mon esprit l’idée saugrenue de réaliser le Coup, c'est-à-dire le gros coup qui devait permettre d’établir auprès du petit monde qui m’entoure une réputation de petit génie de la finance. C’est peut être est-ce suite à la lecture d’« Aztèques et Incas, grandeur et décadence de deux empires fabuleux » de William H. Prescott, que cette idée a muri dans mon esprit car finalement, elle s’apparente à la stratégie de Cortez qui fit couler ses navires après avoir accosté sur les côtes du Mexique afin de ne laisser aucune autre alternative à ses associés que de vaincre ou mourir.
 
Autant vous dire tout de suite que cette stratégie binaire de jouer son avenir à pile ou face n’est pas la plus recommandée pour réussir dans la vie. Parfois cette stratégie fonctionne. Je me souviens de l’histoire d’un pari fou réalisé par un anglais. De mémoire, cette histoire s’est déroulée en 2004-2005. Sur un coup de tête, l’anglais en question avait décidé de vendre sa maison et de miser la totalité du produit de la vente sur le rouge ou le noir sur l’une des tables de jeu de l’un des casinos de Las Vegas. Il a parié des années d’économie qui, concrètement, représente des milliers d’heures de travail, sur un simple coup du sort résultant entièrement du hasard. J’imagine le stress de cet individu au moment où le croupier a tourné la roue puis lancé la boule. Il ne devait pas en mener bien large surtout que sa femme à côté de lui n’était pas du tout au courant de ce qui se tramait. Heureusement pour lui, l’histoire c’est bien terminé. Il a joué, il a gagné, il s’en est allé malgré la sollicitation du croupier. Si l’on veut faire fortune, il est certes nécessaire de prendre des risques, mais autant faire en sortes qu’ils soient calculés et maitrisés. Il faut laisser le minimum de place au hasard. A défaut de calcul et de maitrise, le minimum requis exige de connaître au moins les risques encourus lorsque l’on s’engage dans une affaire. Il ne s’agit pas de faire n’importe quoi et de partir avec aucun atout dans son jeu.
 
D’une manière générale, il vaut mieux éviter de trop défier la chance, car tôt ou tard, elle sera immanquablement plus forte que vous. Evidemment, certains vont me rétorquer que la chance sourit aux audacieux. Il arrive comme on vient de le voir, que la chance soit au rendez-vous, mais généralement à ceux là je leur réponds : « pourquoi est ce que les audacieux ne jouent-ils pas toutes les semaines leur salaire au loto ? ». Après tout ce jeu n’est rien d’autre qu’une option exotique avec un énorme effet de levier de type tout ou rien dans laquelle l’audacieux a quasiment toutes les chances de perdre et l’émetteur, l’Etat, a absolument toutes les chances de gagner. Excepté s’il est illuminé ou très pauvre, l’audacieux sait pertinemment qu’il ne peut raisonnablement et continuellement compter sur le hasard pour améliorer son sort. En fait, c’est bien parce qu’il sent que la dissymétrie des chances de gains entre lui et l’émetteur est très en faveur du second nommé qu’il consent, malgré tout, à abandonner quelques pièces comme on le fait pour une assurance pour le « juste au cas où » ou le « dès fois que ça arrive ». D’ailleurs le slogan de la société gérant les paris est tout à fait explicite pour aider les audacieux à ne pas céder au découragement : « et si c’était votre tour ? ». Cette formule appuie directement sur la corde de la peur de passer à côté de la chance d’une vie pour fidéliser la clientèle. Les médias ont beaucoup gloussé sur ce groupe de parieurs belges qui avait cru le temps d’un soir gagner le pactole au jeu Euromillions. Cependant l’une des personnes chargée par le groupe de s’occuper de la validation des tickets avait omis, faute de collecte de fonds suffisant, de jouer la combinaison qui se révéla gagnante. Cette histoire fut une bénédiction pour la société qui gère les paris. Régulièrement dans les diners en ville, quelqu’un entretient la flamme en croyant intelligent et drôle de ressortir cette anecdote.
 
En Septembre 2000, exactement comme ce fut le cas au début de l’année, c’est la fleur au fusil et avec une connaissance limitée des risques que je prenais que je suis naïvement parti à l’assaut des marchés. La valorisation du portefeuille était à peine supérieure à 22 000 euros (7 000 euros en espèces et 15 000 euros en titres). En passant les ordres, je n’ai pas manifesté le moindre soupçon de nervosité. L’habitude de passer des ordres m’avait peu à peu ôté l’appréhension de commettre une bêtise. J’en étais au stade où l’accomplissement de l’acte du passage d’ordres ne m’excitait plus vraiment. C’était devenu une banalité. Pourtant quelques minutes auparavant, j’avais subi une crise de fièvre acheteuse. Il faut bien dissocier le besoin, le désir, l’envi d’accomplir quelques choses et le fait d’accomplir l’acte en lui même. Comme tout le monde, la plupart du temps, je réprime, je refoule mes desiderata, mais parfois, je craque. Ce que j’ai vécu fut exactement identique à ce qu’éprouve toute personne souffrant d’une addiction. Il y a des tas de gens qui souhaitent arrêter de fumer ou de boire. Pendant quelques jours, quelques semaines, quelques mois ils résistent ; mais un jour, pour une raison ou pour une autre, certains cèdent. Une chose est certaine. Au moment où j’ai pianoté sur le clavier pour passer les ordres, j’étais dans le même état d’esprit que celui que l’on a lorsque l’on achète une plaquette de beurre. Je disposais du libre-arbitre. J’étais pleinement conscient de ce que je faisais et je le fis avec trivialité. C’est donc avec un certain relâchement d’esprit que j’ai pris l’une des décisions les plus importantes de ma vie.
 
Même si au cours de l’été 2000 j’étais resté plus ou moins passif pendant quelques semaines, tout à coup à la rentrée, j’ai senti un besoin incompressible d’acheter des titres. Ce fut comme une démangeaison. Il me fallait acheter des titres. C’était plus fort que moi. J’ai commencé à me torturer l’esprit. Je ne voulais plus rester les bras croisés et de voir les plus-values passées sous mon nez. Dans mon esprit, il était évident que plus je tardais à acheter et plus c’était des plus-values potentielles qui s’envolaient. D’ailleurs je pensais avoir assez attendu. Je fus donc subitement pris par une furieuse envie d’acheter. Pourtant, l’acte d’acheter des titres avec effet de levier n’est pas anodin. Mais comme je l’ai dit plus haut, lorsque j’ai acheté, j’étais particulièrement détendu, serein, froid, satisfait de moi-même. Apparemment, il semble que le fait de ne guère ressentir d’émotion aux moments les plus importants de sa vie est partagé par nombre de mes semblables. Un ami, commercial financier dans une banque de réseau, m’a souvent fait part de son étonnement de voir des gens signer des documents pour un emprunt immobilier sans les lire et avec une désinvolture trahissant une certaine insouciance. Pourtant ces personnes viennent de s’engager à rembourser des emprunts de plusieurs centaines de milliers d’euros à taux variable (au moment où les taux montent, dois-je préciser) sur plusieurs décennies. Un autre ami, agent immobilier celui là, m’a lui aussi souvent affirmé qu’en moyenne les gens consacraient moins de temps pour l’achat d’un bien immobilier qu’un téléviseur à écran plat !
 
Jusque là j’avais toujours considéré la rentrée et a fortiori le mois de septembre comme étant le début d’un nouveau cycle. Notre société, du moins dans l’hémisphère nord, est d’ailleurs organisée de telle sorte que le mois de septembre constitue le réel début de l’année. Mais, en fait, c’est complètement faux puisque la fin de l’été marque justement le début de la dégénérescence de la nature. Est-ce un hasard si les krachs se produisent souvent en octobre ? Est-ce le résultat du fait que pendant la soudure jusqu’à la moisson l’ensemble des prix ont tendance à s’apprécier ? Est-ce le fait que la plupart des agriculteurs du middle west américain soient obligés d’emprunter pour financer les moissons ? Cela reste à vérifier. Toujours est-il qu’au début du mois de septembre 2000, j’ai cru que l’on était au seuil d’un nouveau cycle vertueux.
 
Il y a des jours où l’on ferait mieux de rester couché ou d’aller à la pêche. C’est donc dans un état de fièvre acheteuse que le lundi 4 octobre 2000 je me suis rendu sur mon lieu de travail dans le XVIème arrondissement de Paris. J’ai ouvert l’ordinateur puis je me suis connecté sur le site internet hébergeant mon compte-titre. Utilisant le maximum de capacité d’effet de levier sur les espèces  conféré par le SRD, j’ai acheté 200 titres Alcatel à 90 euros, 120 titres France Telecom à 150 euros et 300 actions ST Microelectronic à 68 euros. L’engagement total était légèrement supérieur à 56 000 euros. J’étais donc emprunteur net d’environ 34 000 euros ! Pour beaucoup de boursicoteurs cette somme peut paraître dérisoire, pourtant, au regard du salaire réuni de ma compagne et du mien par rapport à nos dépenses courantes, cela représentait ni plus ni moins deux années d’économies. Sans même vraiment en parler à ma compagne, j’avais décidé de risquer sur l’autel de la spéculation boursière et de mon phantasme de faire fortune sans travailler deux années de travail chacun. Suite à cet achat, j’étais béat. Je me sentis particulièrement léger et pour cause puisque la décision de passer à l’acte avait été prise avec légèreté. J’étais malgré tout fier de moi. Le soir, comme nombre de ceux qui se passe la corde au cou après avoir reçu l’aval de leurs banquiers pour le déblocage de fonds, j’ai amené ma compagne dans un restaurant chic pour fêter l’évènement. On a débouché le Champagne. J’étais certain que l’avenir serait radieux.
 
Je dois bien avouer que cette décision que je pensais alors être mûrement réfléchie de risquer des années d’économies fut particulièrement égoïste de ma part. Ma compagne ne m’avait rien demandé et malgré elle, parce que je jouais à partir d’un compte joint, je l’ai froidement impliqué dans cette triste histoire. Même si je n’en avais pas conscience au moment des faits, nous étions tous les deux, mutuellement, responsables des actes de l’autre. Et à ce titre, nous nous devions d’être solidaires devant la Loi en cas de perte. Je n’avais pas le droit de jouer avec le rapport temps-travail de ma compagne. L’argent dégageait par sa force de travail lui appartenait de plein droit. Depuis, avec du recul, j’ai toujours considéré qu’en jouant son argent, je n’avais rien fait d’autre que de lui voler son argent. Pour réparer ma faute, j’ai mis un point d’honneur à lui rembourser jusqu’au dernier centime, intérêts et inflation inclus, « l’emprunt » que j’ai contracté auprès d’elle. Aujourd’hui encore, même si en tant qu’infirmière, elle gagne beaucoup moins que moi, je continue à faire en sorte d’équilibrer nos comptes pour la remercier d’une part de m’avoir fait confiance et, d’autre part, de ne pas m’avoir laissé tomber au moment le plus sombre de ma vie.
 
Tous les titres que j’avais achetés étaient ou avaient été les stars de la cote de Paris. Certains, comme Alcatel ou ST Microelectronics était au sommet de leur gloire, tandis que d’autres, comme France Telecom était déjà descendu de son piédestal. Comme je l’ai affirmé précédemment, j’avais acheté ses titres suite à un raisonnement sur les fournisseurs de matériels lors des grands rushs. Le problème fut que j’avais fait ce raisonnement après les autres. Bref, au moment même où j’ai acheté ces titres, le marché s’est retourné. Cela peut vous paraître incroyable, mais j’ai massivement acheté le jour où le CAC 40 a atteint son sommet à 6 944.77 points ! J’étais tellement persuadé que le CAC irait au moins jusqu’à 9000 qu’il ne m’était même pas venu à l’idée d’effectuer des achats progressifs afin d’accompagner la tendance. Lorsque j’ai effectué mon achat j’avais pour objectif de vendre Alcatel à 120 euros, France Telecom à 200 euros et ST Microelectronics à 90 euros.
 
Aujourd’hui, je n’investis jamais sur un titre d’un coup d’un seul. La bourse n’est pas un supermarché. Il ne s’agit pas de faire un achat compulsif comme lorsque l’on passe dans le rayon biscuiterie-friandise mais d’un achat réfléchi qui peut avoir des conséquences néfastes. De ce fait, je préfère y aller progressivement, par à coup, afin de jauger le comportement du titre puisque je ne suis jamais à l’abri d’une erreur de jugement. Par contre je ne mégote pas sur le prix. Aussi bien à l’achat qu’à la vente, par rapacité, je me suis trop souvent fait avoir pour quelques centimes, c’est pourquoi, je préfère passer des ordres au prix de marché. Par ailleurs, je n’investis jamais les lundis. Ce n’est pas par superstition ni en commémoration de ce jour funeste où j’ai commencé à creuser ma tombe financière, c’est juste parce que j’ai constaté qu’historiquement, les krachs avaient tendance à se produire des Lundis. D’une manière générale, les gens connaissent le fameux jeudi noir du 24 octobre 1929 (-2,1% en fin de journée sur le Dow Jones malgré une pointe à -22,6%) ; mais la plupart d’entre eux n’ont jamais entendu parler du lundi 28 octobre 1929 (baisse de -13% sur le Dow Jones) ni du lundi 19 octobre 1987 (baisse de 22,6%), ni même du lundi 13 mars 2000.
 
Le lundi 4 septembre 2000 n’a pas constitué un krach épique comme ceux cités précédemment. Le CAC 40 clôtura à 6 922.33 points. Pourtant cette date marque le début du retournement du marché. Il est devenu bearish pour les deux ans et demi qui ont suivi. Entre le point haut en clôture du 4 septembre 2000 à 6 922.33 points et le point bas en clôture du 12 mars 2003 à 2 403.04 points, le CAC 40 a perdu 65.30 % de sa valeur ! Nous avons assisté à un véritable krach  Le graphique ci-dessous est éloquent :
 
CAC40.gif 

Au cours du mois de septembre 2000, le CAC 40 perdit légèrement moins de 10 %. Les bears se passionnèrent pour le débat de savoir si nous allons vivre un « hard landing » ou un « soft landing ». Il faut bien noter que pour les bears, que ce soit brutal ou non, dans les deux cas il était question d’un atterrissage. Quant aux bulls, dont je faisais partie, la question était de savoir si nous étions en train de vivre une « saine correction » nécessaire pour atteindre les sommets. Dans les journaux, il y avait à boire et à manger pour tout le monde, mais comme je l’ai déjà mentionné seuls les articles se référant à la hausse éternelle m’intéressaient. Puis, au mois d’octobre, le CAC 40 est reparti à la hausse ce qui a pu laisser croire aux investisseurs les moins avertis, tel que moi, que nous venions juste de vivre une « saine correction ». Entre le 11 octobre et le 31 octobre, le CAC 40 regagna plus de 400 points.
 
Le vendredi 22 septembre 2000 au soir, j’ai pris mes premiers congés payés. J’ai quitté mon bureau à 9 heures du soir afin de liquider toutes les affaires courantes et de partir l’esprit tranquille. Dans l’après-midi, le frère du patron m’avait alpagué dans un couloir pour me demander de renoncer à mes vacances. Je lui ai répondu qu’il m’était impossible d’annuler mes vacances parce que ma compagne et moi nous avions pris toutes nos dispositions pour nous rendre 15 jours en Egypte. D’ailleurs je lui ai fait remarquer que son frère avait signé mon bon de sortie et qu’il n’était pas très correct de m’informer la veille du départ que finalement il me conseillait de ne pas partir. De plus, pendant la conversation, il ne lui était pas venu un instant à l’idée de me proposer une compensation financière histoire de me dédommager de la déception de ne pas aller voir les pyramides. Evidemment pour quelqu’un qui passait une semaine par mois au Maroc, ce genre de considération lui passait au-dessus de la tête. Sans doute estimait-il que j’étais bien rémunéré et que j’étais corvéable à merci.
 
Il faut dire que l’affaire de mes vacances avait préoccupé la direction de la société dès le mois de juin 2000. En effet, mon responsable direct ayant été muté dans un autre service, je me suis retrouvé à prendre, du fait de mon ancienneté et de mon expérience excédant à peine les six mois, la tête du service. A l’époque, j’occupais un poste de back-office dans une société de gestion de fortune, où si vous préférez, j’étais grouillot au service de deux gérants de fortune. La société en question, M****** Capital Management comptait une dizaine de personne : la directrice et sa secrétaire, les deux gérants susmentionnés, une DRH et sa secrétaire, un informaticien et une stagiaire, et deux back-office. La société faisait partie du groupe M******. Le groupe comptait une autre entité M****** Capital Market. Au grand dam de La COB (aujourd’hui l’AMF), les deux sociétés vivaient sous le même toit. Au cours du printemps 2000, la direction décida de monter une troisième entité pour capter la clientèle internet.
 
Bénéficiant d’une opportunité, la personne qui m’avait recruté et qui était mon responsable hiérarchique, fut affectée en avril 2000 au service de gestion des risques qui était rattaché à M****** Capital Market. Du coup, il fut urgent de recruter une nouvelle personne au back-office. Il trouva rapidement quelqu’un pour le remplacer. Cette personne était compétente mais au retour du congé maternité de la directrice, elle fut impitoyablement congédiée à l’issue de sa période d’essai. Cette personne avait juste eu le défaut de ne pas plaire à la directrice ! Passablement irrité, mon ancien responsable fut à nouveau parachuté au back office en attendant l’arrivée d’un nouveau collaborateur. A la différence de la première fois, je fus associé au recrutement. Un jour nous avons reçu une candidate d’origine nord-africaine. Elle était tout à fait taillée pour le poste. Cependant à l’issue de l’entretien, le frère du patron, rôdant dans les couloirs, a croisé cette candidate. Furieux, il a déboulé dans notre bureau et nous a pris à parti pour avoir accueilli quelqu’un qui ne correspondait pas à l’image qu’attendait ses clients. Le message était clair. Je venais d’être confronté à une discrimination à l’embauche. Même si j’ai trouvé méprisable ce discours sortant de la bouche d’un juif séfarade défiscalisant une partie des bénéfices de la société au profit d’une synagogue, j’ai lâchement acquiesçait puis j’ai téléphoné au candidat suivant.
 
Il se trouva que le candidat suivant fut retenu. La directrice et le frère du patron étaient ravis de sa présence. Mon ancien responsable retourna à la gestion des risques et je fus promu, officieusement, après six mois d’ancienneté et d’expérience, responsable du back office. Nous étions au mois de juin 2000. Tout naturellement, j’ai commencé à songer à poser mes vacances. Le mois de septembre me semblait tout désigné puisque cela me donnait le temps de former le nouveau collaborateur. Cependant, à la fin juillet, ce dernier m’annonça, tout penaud, que ce travail ne lui plaisait pas vraiment et qu’il comptait démissionner. Après avoir alerté ma hiérarchie, j’ai immédiatement lancé les recherches pour le remplacer. On a rapidement trouvé quelqu’un. En fait, une middle office de M****** Capital Market avait accosté une jeune fille dans le métro ou le RER qui avait déclaré avoir le rêve de travailler dans un back office. Avouez que c’est la perle rare puisqu’en principe, personne ne rêve de faire un travail de grouillot. Nous avons donc proposé un travail de back office à l’ambitieuse mais cette dernière était disponible seulement à partir de la fin septembre. Mon projet égyptien sentait de plus en plus le roussi. 
 
Face à mon désarroi, la directrice eu une brillante idée qui se révéla être un désastre. Elle décida de muter temporairement l’une des middle offices de M****** Capital Market et de faire revenir mon ancien responsable. Ni l’un, ni l’autre fut spécialement ravi de faire les bouches trous de services. C’est donc en traînant des pieds, voire en venant à reculons, que la middle office accepta que je lui dispense une formation expresse. Depuis le début, il était évident que cette solution était bancale et donc forcément voué à l’échec. Ce n’est qu’avec du recul que j’en ai vraiment pris conscience, la seule solution viable aurait été que la direction annule purement et simplement mes vacances. Cependant, comme je l’ai dit, ce n’est que la veille de mon départ, entre deux portes, qu’il m’a été suggéré de ne pas partir. Ainsi, lorsque je suis revenu au bureau le lundi 9 octobre 2000, la direction me convoqua pour me signifier conformément au droit du travail, une mise à pied conservatoire qui ne constitue rien d’autre que l’antichambre du licenciement. On m’a reproché toute une série de fautes toutes plus ou moins tirées par les cheveux. J’imagine que sous la pression de la direction, mon ancien responsable a monté un dossier pour me virer.
 
Après consultation d’un avocat, et vu mon ancienneté dans l’entreprise, j’ai jugé financièrement inintéressant de donner suite à cette histoire. Il n’empêche, j’ai gardé un fort ressentiment contre cette entreprise et notamment contre le frère du patron et la directrice. Je suis encore aujourd’hui traumatisé par cet évènement. Je crois qu’il m’a marqué à vie. A chaque fois que je pose un congé, ne serait-ce qu’une journée, je manifeste une petite appréhension de ne pas retrouver mon siège à mon retour. Même si je fais le nécessaire pour que cela ne se reproduise pas, je ne pars jamais vraiment l’esprit tranquille, et je ne reviens jamais vraiment l’esprit serein. Un licenciement pour faute grave fait particulièrement mal pour son égo. Je puis vous dire que l’on se sent vraiment diminué, humilié. Mais finalement, tout bien considéré, cet évènement fut une bénédiction. Bien que je disposais d’un contrat à durée indéterminé, qui au passage dans une société comme M****** Capital Management n’avait pas grande valeur, j’aurais sûrement posé ma démission dans le semestre ou l’année qui a suivi. Je me voyais mal me lier à une entreprise où je n’étais pas très bien payé et pour laquelle mon avenir aurait forcément été très rapidement limité. Par ailleurs, en me faisant virer, j’ai reçu le solde pour tout compte qui m’a été fort utile comme nous allons le voir.
 
En prévision de la liquidation du règlement mensuel qui s’est déroulée à la clôture du 22 septembre 2000, j’ai vendu à 178 euros mes 70 titres Highwave Optical que j’avais acheté à 85 euros en juillet. Le produit de la vente, soit environ 12 500 euros, a permis de régler la facture du roulement des positions. Alcatel valait, 70 euros, France Telecom 115 euros et ST Microelectronics 59 euros. Je devais 10 500 euros plus les frais de report-déport. Je venais donc de perdre en une vingtaine de jours plus de 10 000 euros sans compter la dépréciation du titre Highwave Optical. Au soir du 22 septembre, mon compte titre était créditeur d’environ 9500 euros soit juste assez pour couvrir le ratio de mes positions d’achat à découvert. Pour accepter de tout vendre à ce moment, il aurait fallu admettre que je m’étais trompé, mais j’ai refusé d’avouer que je pouvais faire fausse route. En fait, je n’étais pas encore prêt à conclure cette expérience. Ce n’était pas encore assez douloureux. C’est donc en jusqu’au-boutiste que je me suis fermement tenu, contre vents et marées, au ridicule mais rassurant adage : « pas vendu, pas perdu ». J’ai malheureusement conservé cette attitude d’autiste jusqu’au naufrage final. La seule chose positive lors de cette journée du 22 septembre fut la vente des 70 Highwave Optical. Heureusement que je n’ai pas conservé cette valeur en portefeuille car, dans les mois qui ont suivi, elle est descendue jusqu’en enfer.
 
Au commencement du mois d’octobre 2000, j’étais vraiment dans le pétrin. J’étais endetté à hauteur de 24 000 euros et je venais de perdre mon emploi. Cette situation était plutôt inconfortable. J’eu vraiment l’impression d’incarner la cigale de la fable de La Fontaine, vous savez celle qui a chanté tout l’été et se trouva fort dépourvu l’hiver venu. J’étais à poil mais j’étais malgré tout optimiste sur l’avenir. Pour paraphraser Winston Churchill, « j’avais perdu une bataille mais pas la guerre ». J’étais intimement persuadé que j’allais me refaire. Pour moi, c’était juste une question de temps. J’ai été élevé pour faire face à l’adversité en toute circonstance. Ce n’était donc pas le moment de flancher, alors, je n’allais pas me démonter pour si peu. Même si je tentais de me donner de la prestance et de la consistance, entre nous, je n’en menais pas large. J’avais reçu un terrible coup de massue derrière les oreilles. Malgré ça, mes certitudes n’ont pas volé en éclats. Il aurait peut être mieux valu. Quoi que, je n’aurai sans doute jamais fait tout ce travail sur moi-même et votre serviteur n’aurait jamais eu besoin de tout vous raconter. Bref, j’étais plus que jamais hypnotisé par le miroir aux alouettes d’un CAC 40 à 9000 points.
 
Le 25 septembre 2000, le Service à Règlement Différé (SRD) remplaça le Règlement Mensuel (RM). Désormais le portage n’était plus gratuit. Au cours de la deuxième quinzaine du mois d’octobre, le CAC 40 est reparti à la hausse,  ce qui a pu laisser croire aux investisseurs les moins avertis que la correction était finie. Entre le 11 octobre et le 31 octobre, le CAC 40 regagna plus de 400 points. Voici des commentaires de professionnels de la finance, publié sur Boursorama, sur France Telecom et Alcatel :
 
France Telecom, le 19 octobre 2000 :
 
"Les opérateurs télécoms européens en général, et France Telecom en particulier, sont sous-valorisés. Le potentiel de hausse à moyen terme peut atteindre 30% pour certains d’entre eux. Les valorisations dépendent toutefois beaucoup des perspectives de développement de l'Internet mobile. Or, pour ce type de services, nous ne disposerons pas d'éléments tangibles sur le potentiel de ce marché avant 18 mois. Pour France Telecom, l'expérience actuelle du Wap peut s’apparenter à un banc d'essai permettant de valider des concepts en vue du prochain marché UMTS. Même constat pour le GPRS pour lequel la croissance du nombre d'abonnés risque de prendre du temps. Aussi, le cours de l’action France Telecom pourrait manquer d’orientation au cours de ces prochains mois d'incertitudes. Notre objectif à six mois reste toutefois fixé à 130 euros."
Joël Raffin-Peyloz
KBC Securities
 
Alcatel, le 26 octobre 2000
 
"L'action vient de subir le contre coup des déboires du canadien Nortel, dont la croissance des ventes de réseaux optiques (+90% au troisième trimestre) a été jugée décevante. Cette réaction me semble largement injustifiée. Tout d'abord, la filiale réseaux optiques du groupe français, Alcatel Optronics, ne représente que 10% de sa capitalisation boursière. Surtout, les perspectives d'Alcatel Optronics ne sont absolument pas remises en cause : la société, qui a été la première à développer les composants pour câbles sous-marins dispose d'un avantage technologique pour le passage au terrestre. La grande aventure de l'optique est loin d'être terminée : sur les trois prochaines années, ce marché devrait croître de 45% par an. Au total, la chute de l'action Alcatel présente à mon sens une excellente occasion pour rentrer sur le titre, pour lequel je vise un objectif de 100 euros à court terme."
André Chassagnol
International Capital Bourse
 
Voici quelle fut l'une des analyses des résultats d’Alcatel, le 1er novembre 2000 :
 
« Les cassandres avaient tort. Les déboires des concurrents Nortel et Lucent ces dernières semaines ne présageaient en rien des performances d'Alcatel. C'est par un concert de louanges qu'une communauté financière soulagée a accueilli la publication, hier, des comptes trimestriels du groupe français.

Une batterie de chiffres rassurants. Le net redressement - le bénéfice opérationnel a plus que doublé, à 619 millions d'euros - a dépassé les prévisions les plus optimistes. Serein, le groupe a surtout revu à la hausse ses perspectives : la croissance du chiffre d'affaires devrait cette année dépasser les 35 % initialement attendus. En 2001, la progression de l'activité "sera supérieure à celle du marché", soit un minimum de 25%, assure Serge Tchuruk.

Sur des marchés en plein essor, Alcatel compte en effet tirer son épingle du jeu. Ses atouts ? Une position très forte dans les commutateurs, un secteur en déclin qui constitue toutefois une vache à lait considérable. De quoi financer les frais de recherche et développement des technologies de demain. Les positions du groupe sont aujourd'hui solides et diversifiées : leader mondial de l'ADSL et des réseaux optiques sous-marins, le groupe vise également la première place du marché émergent de la boucle locale radio large bande (LMDS). Dans l'internet mobile, Alcatel a des ambitions plus modérées : le groupe vise 12 à 15% du marché des réseaux de troisième génération (UMTS), largement occupé par les Nokia et autres Ericsson.

Mutation accomplie. Au fil des mois, Alcatel a donc pris sa revanche. Il y a 5 ans encore, les observateurs ne donnaient pas cher de la peau du groupe, véritable conglomérat touchant aussi bien à la presse qu'à l'équipement électrique. A coup de cessions d'actifs non stratégiques et d'acquisitions en série (l'américain Newbridge, racheté 7,1 milliards de dollars, ayant été la plus spectaculaire), Alcatel a fait sa mue. Aujourd'hui, le groupe est redéployé géographiquement, notamment vers le marché américain (20% de son activité, au lieu de 8% en 1995). Surtout, Alcatel est recentré à quasiment 100% sur les télécommunications. Quasiment ? Il lui reste en effet à se défaire de son activité câbles de cuivre, baptisé Nexans. La branche devait être introduite en Bourse d'ici à la fin de l'année, mais "les conditions de marché nous freinent dans notre élan", a indiqué hier Serge Tchuruk. Elle sera introduite l'année prochaine, ou vendue si l'occasion se présente d'ici là.

Heurs et malheurs de l'action. Parallèlement, la rentabilité du groupe a tracé sa route. La marge opérationnelle - 4,7% en 1998, 5,5% en 1999 et 7,8% au dernier trimestre - se situe toutefois loin des 12% en moyenne affiché par les leaders. Résultat : l'action Alcatel se paye 3 fois son chiffre d'affaires 2000, au lieu de 6 à 8 fois pour Cisco, Ericsson ou Lucent.

A cette décote de l'action s'ajoute une volatilité importante ces dernières semaines. L'exemple le plus éloquent aura été fourni par la séance d'hier. Le titre a figuré en forte hausse jusqu'en début d'après-midi, puis s'est brusquement retourné. Une folle rumeur courrait sur le marché : Alcatel aurait "manipulé" ses comptes trimestriels. Le spectre de la journée noire de septembre 1998 - l'action avait plongé de 38% en une seule séance après des résultats (très) décevants - semblait planer irrationnellement. Le marché a joué à se faire peur mais la spéculation a fait long feu : le titre a conclu en hausse (+1,3%). »

 

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Publié dans Mémoire

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